Pour sa dixième programmation en qualité de directeur artistique du Festival de Saintes, Stephan Maciejewski a mêlé continuité et nouveauté. Continuité avec les fidèles : Philippe Herreweghe (avec ses deux fameux ensembles : Collegium vocale Gent et Orchestre des Champs-Elysées), le passionnant orchestre-école Jeune orchestre atlantique, le régional Ars Nova, le pétillant et audacieux groupe belge Het collectief ou Damien Guillon et son Banquet céleste. Et de nouveaux invités : François Lazarevitch et son ensemble Les musiciens de Saint-Julien(dans leur berrichonne Veillée imaginaire, autour de George Sand, lire notre chronique en mars 2010), le tandem pianistique Neuburger et Heisser, le Quatuor Diotima, le Sextuor David Guerrier, le duo Georg Nigl et Vanessa Wagner (dans Der Winterreise de Schubert), ou l’ensemble Vox luminis. S’il n’a assisté qu’aux trois derniers jours, le rédacteur de cette chronique se réjouit d’avoir savouré de magnifiques moments, dont les quatre concerts ci-dessous évoqués, ont été le sommet.
Dans Mantra, qu’il composa en 1970, Stockhausen rassembla plusieurs points d’intérêts fondamentaux : sa passion pour Beethoven, notamment son usage de la variation ; ses aspirations à écouter le cosmos et à s’y projeter ; sa fascination pour les spiritualités orientales ; et, fruit d’un voyage en Asie, sa découverte du mantra (dans la culture indienne, c’est une formule rituelle qui, obstinément ressassée, crée un total extatisme). La formule musicale dépasse le sérialisme (elle est composée d’une série dodécaphonique plus une treizième note) et se déploie dans toute l’œuvre, tantôt s’entendant nettement, tantôt passant furtivement. En tout, Mantra prolonge les Variations Diabelli, à moins que ce n’en soit la trente-quatrième variation, tant ces deux œuvres se situent à cette altitude. Jean-Frédéric Neuburger et Jean-François Heisser ont embrassé cette immense traversée musicale avec une gourmandise communicative et avec une intelligence élucidatrice. Du projet fantasmagorique de Stockhausen, ils ont révélé des aspects majeurs : une lecture qui a fait toucher du doigt l’esprit et la lettre de ce qu’est une variation ; une indicible mélancolie qui rattache Stockhausen à tout le romantisme allemand ; et un palimpseste de fragments musicaux universels, qui ont fait entrer les auditeurs en infini pays de mémoire. Donné dans l’acoustique généreuse de l’abbaye-aux-dames et à la nuit installée, Mantra a révélé toutes les ritualités qui le composent et a fait éclater le visionnaire imaginaire sonore du compositeur. Oui, visionnaire : en 1970, avec les très modestes modulateurs à anneaux dont disposait alors et en confiant aux percussions des jeux de douze crotales, Stockhausen fit éclater le cadre du piano. Quarante ans après, Mantra demeure un exaltant moment de poésie.
Le vendredi 20 juillet, en jouant le Quatuor à cordes n°15, en la mineur, de Beethoven, le Quatuor Diotima a poursuivi cet onirisme. En apportant, à cet opus 132, la pensée et le vocabulaire technique (plans sonores, temps, espace, articulations, dynamiques) qu’il met au service des plus aventureux compositeurs d’aujourd’hui, le Quatuor Diotima a offert un pur ravissement. Comment ne pas saluer une rare maîtrise du vibrato, utilisé juste aux moments-clefs, et une sonorité du violoncelle qui, tantôt regarde vers l’instrument baroque, tantôt vers les modes de jeu les plus récemment dévoilés. Grâce à ces quatre musiciens, cette œuvre, débarrassée du pathos métaphysique dont elle est trop souvent chargée, a retrouvé une fluide alacrité, une fraîche cursivité et une spiritualité élégiaque (le verlainien « sans rien qui pèse ou qui pose »). Du rêve éveillé ! Un égal soin a été apporté à deux œuvres plus mineures : le Quatuor à cordes, en sol mineur, D.173, de Schubert, ici en un inquiet dépassement du modèle mozartien ; et le Quatuor n°5 de Philip Glass, fragile remémoration de l’art de Frank Bridge.
Le samedi 21 juillet, à la mi-journée, dans l’écrin acoustique et dans l’inattendue pénombre estivale qu’offre l’église Saint-Vivien, Pierre Hantaï et Skip Sempé ont mué, en un visionnaire portrait de Rameau, ce qui aurait pu être un défilé de transcriptions. Ayant choisi deux clavecins de premier ordre, ils ont conduit chaque auditeur à toucher du doigt la puissance démiurgique ramiste : acousticien (l’instrument employé comme un générateur de sons), philosophe (cartésien à une époque qui ne l’était plus) et expérimentateur infatigable. Et ils ont offert une vaste palette de couleurs, de discours et d’élans. À qui l’aurait oublié, ils ont rappelé que, de son vivant, Bach avait un alter ego, moins tenté par l’écriture que par le pur travail sonore et réel anticipateur de Mallarmé (« la poésie s’écrit avec des sons, pas avec des mots »).
Enfin, ce festival s’est clos par le rituel concert orchestral dirigé par Philippe Herreweghe. Et pour sacrifier à une douce habitude (Bruckner à Saintes, notamment une mémorable Symphonie n°8 en 2008), la Symphonie n°9 que le chef belge entend dans ses seuls trois mouvements achevés. Foin donc de toutes les reconstitutions ou spéculations, le texte musical que le compositeur sut accomplir de son vivant. À l’art brucknérien, l’apport de Philippe Herreweghe est triple. Éprouvée avec l’œuvre de Webern et de Stravinsky comme avec celle de Lassus, de Schütz et de Bach, son oreille polyphonique élucide la mouvante et lumineuse architecture brucknérienne. Puis, grâce à l’Orchestre des Champs-Élysées, au centre de gravité plus sombre et plus profond qu’un orchestre ordinaire, et aux équilibres internes originels, Philippe Herreweghe a créé et offert une forge sonore dont les couleurs inouïes ont rattaché l’écriture brucknérien à des pratiques organistiques et à des utopies formelles. Enfin, il a apporté sa nature, qui est celle des grands interprètes du spectacle vivant : sa naïveté le conduit à lire un texte ancien comme s’il avait été fraîchement découvert et jamais joué. Même pour les brucknériens chevronnés, cette Symphonie n°9 a délaissé son statut de monument figé dans la tradition et est devenu de l’encre quasi-fraîche, vif-argent et urgente. Puissent Philippe Herreweghe et son lumineux Orchestre des Champs-Élysées graver promptement cette œuvre et leur travail inouï.
Crédits photographiques : photo 1 [Philippe Herreweghe] © Michel Garnier ; photo 2 [Jean-Frédéric Neuburger et Jean-François Heisser] © Michel Garnier